Histoire Des Vampires
et Des Spectres Malfaisans Avec un Examen du Vampirisme by Collin de Plancey Histoire des Vampires
Seconde Partie. Vampires Plus Récens. (164) CHAPITRE X.
Exhumation et Aventures d'un Broucolaque ou Vampire de l'ile de Mycone. Tournefort raconte, dans le tome I.er de son voyage au Levant, la manière dont il vit exhumer un broucolaque dans l'ile de Mycone, où il se trouvait le 1er janvier 1701. Cette aventure doit trouver sa place dans cet ouvrage; elle est, antérieure aux Vampires de 1730, et depuis long-temps, comme nous l'avons dit il s'en passait de telles dans le Grèce moderne. (165) "Nous fûmes témoins, dit Tournefort, d'une scène bien singulière à l'occasion d'un d'un de ces morts qui reviennent, dit-on, après leur enterrement. Celui dont on va donner l'histoire était un paysan de Mycone naturellement chagrin et querelleur: c'est une circonstance à remarquer par rapport à de pareils sujets. Il fut tué à la compagne on ne sait ni par qui, ni comment. "Deux jours après qu'on l'eut inhumé dans une chapelle de la ville, le bruit courut qu'on le voyait la nuit se promener à grand pas; qu'il venait dans les maisons renverser les meubles, éteindre les lampes, embrasser les gens par derrière, et faire mille petits tours d'espiègle. On ne fit qu'en rire d'abord; mais l'affaire (166) devint sérieuse lorsque les gens les plus graves commencèrent à se plaindre; les prêtres mêmes convenaient du fait, et sans doute ils avaient leurs raisons. "On ne manqua pas de faire dire des messes: cependant le spectre continuait la même vie sans se corriger. Après plusieurs assemblées des principaux de la ville, des prêtres et des religieux, on conclut qu'il fallait, suivant je ne sais quel ancien cérémonial attendre les neuf jours après l'enterrement. "Le dixième jour on dit une messe dans le chapelle où était le corps, afin de chasser le démon que l'on croyait s'y être renfermé. Ce corps fut déterré après la messe, et on se mit en devoir de lui ôter le coeur; ce (167) qui excita les applaudissemens de toute l'assemblée. Cependant on fut obligé de brûler de l'encens pour couvrir les mauvaises odeurs. Mais cette fumée, confondue avec les exhalaisons du broucolaque, échauffa bientôt la cervelle de ces pauvres gens; leur imagination, frappée du spectacle, se remplit de visions: on s'avisa de dire qu'il sortait une fumée épaisse de ce corps; nous n'osions pas observer que c'était celle de l'encens. "On ne criait que Vroucolacas dans la chapelle et dans la place qui est devant. C'est le nom qu'on donne à ces prétendus revenans. Le bruit se répandait dans les rues comme par mugissemens, et ce nom semblait être fait pour tout ébranler. Plusieurs (168) des assistans assuraient que le sang de ce malheureux était très-vermeil; le boucher jurait que le corps était encore tout chaud; d'où l'on concluait que le mort avait grand tort de n'être pas bien mort, ou, pour mieux dire, de s'être laissé ranimer par le diable. C'est là précisément l'idée qu'ils ont d'un broucolaque: on faisait alors retentir ce nom d'une manière étonnante. "Il entra dans ce moment d'autres personnes, qui protestèrent tout haut qu'elles s'étaient bien apercçu que ce corps n'était pas devenu roide lors-qu'on le portait de la compagne à l'église pour l'enterrer; sur quoi on décida de nouveau que c'était un vrai Vroucolacas. C'était là le refrain. (169) "Je ne doute pas qu'on n'eût soutenu qu'il exhalait une excellente odeur si nous n'eussions été présens, tant ces pauvres gens sont infatués de leurs revenans. "Enfin on fut d'avis d'aller à la marine, et de brûler le coeur du mort, qui, malgré cette exécution, fut moins docile, et fit plus de bruit qu'auparavant. On l'accusa de battre les gens la nuit, d'enfoncer les portes et même les terrasses, de briser les fenêtres, de déchirer les vêtemens, de vider les cruches et les bouteilles. C'était un mort bien altéré: je crois qu'il n'épargna que la maison du consul chez qui nous logions. "Cependant je n'ai rien vu de si pitoyable que l'état où était cette île: tout le monde avait l'imagination (170) renversée; les gens du meilleur esprit paraissaient frappés comme les autres; on voyait des familles entières abandonner leurs maisons, et venir des extrémités de la ville avec leurs lits passer la nuit sur la place; les plus sensés se retiraient à la compagne. "Dans une prévention si générale nous prîmes le parti de ne rien dire; non-seulement on nous aurait traités de ridicules, mais d'infidèles. Comment faire revenir tout ce peuple? Ceux qui croyaient dans leur âme que nous doutions de la vérité du fait venaient à nous comme pour nous reprocher notre incrédulité, et prétendaient nous prouver qu'il y avait des broucolaques par quelques autorités tirées du boucher de la (171) ville, et du P. Richard, missionnaire jésuite. "On nous donnait tous le matins la comédie par un fidèle récit des nouvelles folies qu'avait faites cet oiseau de nuit. On l'accusait même d'avoir commis les péchés les plus abominables. "Les citoyens les plus zélés pour le bien public croyaient qu'on avait manqué au point le plus essentiel de la cérémonie: il ne fallait, selon eux, célébrer la messe qu'après avoir arraché le coeur de ce malheureux; ils prétendaient qu'avec cette précaution on n'aurait pas manqué de surprendre le diable; et sans doute il n'aurait eu garde d'y retourner; au lieu qu'ayant commencé par la messe, il avait eu, (172) disaient-ils, tout le temps de s'enfuir, et de revenir ensuite à son aise. "Après tous ces raisonnemens on se trouva dans le même embarras que le premier jour: on s'assemble soir et matin; on raisonne; on fait des processions pendant trois jours et trois nuits; on oblige les prêtres de jeûner; on les voyait courir dans les maisons, le goupillon à la main, jetant partout de l'eau bénite et en lavant les portes: ils ne manquaient pas non plus d'en remplir continuellement la bouche du broucolaque. "Comme nous avions souvent répété aux administrateurs de la ville que, dans un pareil cas, on ne manquerait pas en Europe de faire le guet la nuit pour observer ce qui se passerait dans la ville, on arrêta enfin (173) quelques vagabonds, qui assurément avaient part à tous ces désordres; mais ils n'en étaient sans doute pas les principaux auteurs, ou bien on les relâcha trop tôt; car deux jours après, pour se dédommager du jeûne qu'ils avaient fait en prison, ils recommencèrent à vider les cruches de vin de ceux qui étaient assez sots pour abandonner leurs maisons dans la nuit. On fut donc obligé d'en revenir aux prières. "Un jour, pendant qu'on récitait certaines oraisons, après avoir planté je ne sais combien d'épées nues sur la fosse de ce cadavre, que l'on déterrait trois ou quatre fois par jour, suivant le caprice du premier venu, un Albanais, qui par occasion se trouva à Mycone, s'avisa de dire, d'un ton (174) de docteur, qu'il était fort ridicule en pareil cas de se servir des épées des chrétiens. Ne voyez-vous pas, ajoutait-il, que la poignée de ses épées, faisant une croix avec la garde, empêche le diable de sortir de se corps? que ne vous servez-vous plutôt des sabres des Turcs? "L'avis de cet habile homme ne servit de rien: le broucolaque ne parut pas plus traitable, et tout le monde était dans une étrange consternation. On ne savait plus à quel saint se vouer, lorsque tout d'une voix, comme si l'on s'était donné le mot, on se mit à crier par toute la ville que c'était trop attendre, qu'il fallait brûler le vroucolacas tout entier; qu'après cela ils défiaient le diable de revenir s'y nicher; qu'il valait mieux (175) recourir à cette extrémité, que e laisser déserter l'île. En effet il y avait déjà des familles entières qui pliaient bagage, dans le dessein de se retirer à Syra ou à Tine. "On porta donc le broucolaque par ordre des administrateurs à la pointe de l'île de Saint-George, où l'on avait préparé un grand bûcher avec du goudron, de peur que le bois, quelque sec qu'il fût, ne brûlât pas assez vite. Les restes de ce malheureux cadavre y furent jetés et consumés en peu de temps. "On pouvait bien appeler ce feu un vrai feu de joie, puisque dès-lors on n'entendit plus de plaintes contre le vroucolacas: on se contenta de dire que le diable avait été bien attrapé (176) cette fois-là, et l'on fit quelques chansons pour le tourner en ridicule. "Dans tout l'Archipel on est bien persuadé qu'il n'y a que les Grecs du rit grec dont le diable ranime les cadavres. Les habitans de l'île de Santorine appréhendent fort ces sortes de spectres. Ceux de Mycone, après que leurs visions furent dissipées, craignaient également les poursuites des Turcs et celles de l'évêque de Tine. Aucun prêtre ne voulut se trouver à Saint-Georges quand on brûla ce corps, de peur quel l'évêque n'exigeât une somme d'argent pour avoir fait déterrer et brûler le mort sans sa permission. Pour les Turcs il est certain qu'à la première visite ils ne manquèrent pas de faire payer à la communauté de Mycone le sang de (177) ce pauvre revenant, qui fut en toute manière l'abomination et l'horreur de son pays." On aura sans doute trouvé cette histoire un peu longue, mais elle est d'une grande importance; car elle montre ce que les esprits sains doivent penser du Vampirisme. |